Un extrait…

(octobre 1995)

COMMENTAIRE III

Un siècle de censure en France
Propos de René Paulin recueillis par Patrick Leboutte

Le pays qui inventa la Déclaration universelle des Droits de l'homme fut longtemps l'un des plus répressifs du monde occidental en matière de censure cinématographique. Certes, la législation s'est considérablement adoucie en 1990, le décret du 23 février ayant procédé au lifting de l'antique commission de classification des œuvres aux mœurs notablement plus libérales, alignée sur la réglementation en vigueur dans la plupart des pays de l'Union européenne. Il n'empêche, ce paradoxe demeure et saute littéralement aux yeux si l'on veut bien considérer la période, somme toute récente, qui court de 1958 à 1981. De la fondation de la Ve République au départ des affaires de Valéry Giscard d'Estaing, ce sont en effet 147 films, français ou étrangers, qui furent frappés en France d'une mesure d'interdiction totale. De même, 542 films, courts ou longs métrages, furent victimes de coupures, d' "allègements" ou d'avertissements. Au nombre des cibles célèbres : le Petit Soldat, la Religieuse, les Sentiers de la gloire, et 50,1 % de Raymond Depardon. Spécialiste de la censure sous la Ve République, René Paulin, auteur d'une thèse de troisième cycles sur le sujet, dresse le portrait plutôt sombre de ces années d'ordre moral et politique qui mirent à mal tant de cinéastes.



De 1895, date de naissance officielle du cinématographe, à 1958, qui voit l'avènement de la Ve République, quels furent les moments forts de l'histoire de la censure cinématographique en France ?

René Paulin : En fait, tout est parti, au début du siècle, de l'absence de juridiction spécifique pour le cinéma. A cette époque, celui-ci était soumis à la même législation que les spectacles dits de "curiosité", comme par exemple les attractions foraines, c'est-à-dire, pour parler clair, qu'il était tributaire du bon vouloir et de l'arbitraires des maires qui pouvaient à tout moment interdire une représentation au nom du maintien de l'ordre public. Ce qui n'a naturellement pas manqué trs vite se produire. Il y avait par exemple, chez le public, vers 1907-1908, un grand attrait pour les spectacles cinématographiques de reconstitution : de meurtres, de vols, d'attaques à main armée et surtout d'exécutions capitales. Cette version, déjà spectaculaire, des actualités eut tôt fait d'inquiter les représentants de l'ordre qui prononcèrent à son encontre bon nombre d'interdictions locales. Inquites de ce manque à gagner, producteurs et cinéastes ont demandé à l'Etat l'imposition d'une législation nationale, espérant par là se prémunir de toute mauvaise surprise municipale.

En gros, cela consistait à souhaiter un cadre fixe, applicable partout, pour combattre la censure municipale. Cette revendication aboutit aux premières lois relatives au cinéma de juin 1916, qiu créaient par arrêté la première commission de censure à l'échelle nationale et prévoyaient la délivrance d'un visa officiel d'exploitation. Mais pour la profession, l'opération se solda par un relatif échec, puisqu'à côté de cette nouvelle censure nationale allait subsister la censure municipale, toujours en vigueur aujourd'hui.

A partir de ce moment, le grand cheval de bataille de la profession allait être d'obtenir la parité au sein même de la commission de censure, c'est-à-dire un partage équitable de ses membres entre représentants de l'Etat et représentants de milieux cinématographiques. Ce sera chose faite, mais pour une brève période, sous le gouvernement Poincaré, avec le décret d'Edouard Herriot de 1928, qui plaçait le cinéma sous l'autorité du ministère des Beaux-Arts et de l'Education et donnait gain de cause à cette principale revendication professionnelle. Jusqu'au régime de Vichy, le cinéma français allait alors vivre une période rare de tolérance relative et d'accalmie. Quoique déjà en 1936, un nouveau décret exclût la profession de cette fameuse commission. La liberté cinématographique n'était plus vraiment à l'ordre du jour.



Il semble qu'elle retrouva droit de cité au lendemain de la Libération. La période, trop courte, qui va de 1945 à 1950, paraît même la plus tolérante de toute l'histoire cinématographique française.

René Paulin : Oui, tout simplement parce que le cinéma bénéficia à cette époque de toutes les lois d'ouverture, de libéralisation et d'émancipation qu allaient marquer pendant un temps la société française : lois sur la Sécurité sociale, loi sur le vote des femmes, lois de protection des enfants, de développement du théâtre et, tout logiquement, du cinéma. On réimposa donc une nouvelle commission paritaire, mais, dans la foulée, on conserva cette invention allemande d'une interdiction aux mineurs et on instaura une censure préalable facultative sur le scénario.

Le climat s'est détérioré avec la guerre d'Indochine. On a vu soudain ressurgir les pressions de toutes sortes, et notamment celles qui émanaient du ministère des Armées, par l'intermédiaire de son représentant à la commission de censure. Bien des cas célèbres de censure proviennent de ce côté : il n'était pas question de toucher à l'image des forces armées ou à la politique extérieure de la France.

Pour en finir avec l'avant 1958, on pourrrait dire que jusqu'à cette date la censure semble hésiter, suivant les périodes et les régimes, entre deux grandes orientations : un contrôle politique ou un contrôle artistique. Ce mouvement est perceptible dans les variations apportées à cette question capitale de la parité, réclamée par toute la profession. Une fois elle est dedans, une fois elle est au dehors. Cette imprécision dans la finalité réelle de la censure se retrouve également au niveau de l'extrême diversité des autorités de tutelle : la commission se trouve successivement sous la responsabilité de l'Intérieur, de l'Education, des Beaux-Arts, de la Propagande, de l'Industrie et du Commerce, de l'Information. Durant toute la période gaulliste, elle est du ressort de l'Information. Personne n'a oublié le passage à ce poste du ministre Peyrefitte.



La censure sous la Ve République tient essentiellement en deux lois.

René Paulin : Oui, la loi Debré du 18 janvier 1961 et les lois de 1975 sur le cinéma pornographique. En 1961, le gouvernement de Michel Debré prit l'initiative d'une modification du régime de censure dans un sens particulièrement répressif. Il y eut d'abord la remise sur pied d'une commission de censure au sein de laquelle les professionnels ne représentaient plus qu'un tiers des effectifs ; ensuite l'apparition d'une interdiction aux mineurs de moins de treize ans, qui double la censure plus ancienne vis-à-vis des mineurs de moins de dix-huit ans ; enfin, l'imposition d'une censure préalable obligatoire sur scénario. Cette dernière au nom d'une pseudo-argumentation économique : il s'agit, est-il dit, de faire éviter aux producteurs des risques inutiles. Ce qui démontre une méconnaissance flagrante de l'essence même du cinéma, réduit ici à une histoire, un vulgaire synopsis ou une continuité dialoguée. Comme sil le cinéma n'était qu'un texte écrit.


Vive la censure libre !



Mais le plus hypocrite restait encore à venir, avec les lois de 1975 promulguées sous Giscard. Ces lois consistèrent à enfermer le porno tel qu'il ne pouvait qu'en mourir. C'était à la fois le montrer du doigt, par son classement nouveau de film X, et le cacher. Mais en même temps, cette loi avait un caractère ambigu, car on imposa au cinéma dit pornographque un système de taxations complémentaires dont il n'allait pas se relever, taxes devant servir à financer le cinéma classique; Donc, tout en cherchant à le marginaliser, on était très content qu'un certain public continuât de la fréquenter puisque cela permettait de financer le reste du cinéma.



Avant la loi de 1975, quel était le sort réservé au cinéma pornographique ?

René Paulin : Le classement X n'existait pas. Simplement ces films étaient interdits aux moins de dix-huit ans. Il n'y avait donc pas de différence entre, par exemple, la Jument verte et un porno hard. Si vous voulez, la loi de 1975 ajoutait l'interdiction aux mineurs une désignation infamente : le classement X. Ainsi que l'obligation de réserver ces films à des salles spécialisées.



Comme un apartheid cinématographique qui séparait le bon grain de l'ivraie…

René Paulin : Oui, et c'est bien là le problème. Car ces salles spécialisées se voyaient davantage taxées que les autres, avec pour corollaire leur déportation vers les quartiers les plus chauds, à forte probabilité de rentabilité. C'était là leur seule chance de survie. Alors qu'auparavant on pouvait vois un pornon dans pratiquement n'importe quelle salle de cinéma : il y avait souvent un film "classique" à vingt ou vingt-deux heures, et un porno à la dernière séance, qui donnait à tout un chacun le sentiment de s'encanailler. Pour voir un porno, il fallait à cette époque surmonter sa mauvaise conscience et la peur d'être montré du doigt. Toutes choses qui disparurent avec le déplacement obligé des salles spécialisées, puis, évidemment, le développement de la vidéo.



La loi de 1975 eut donc aussi de pervers effets linguistiques. C'est la disparition de la jouissive appellation de film cochon…

René Paulin : … et la disparition de tout un folklore. Ce qui ne serait qu'un moindre mal en regard du résultat final : la disparition pur et simple du cinéma pornographique. La mort d'un genre est toujours dommageable.

Ce qu'il faut donc bien voir, c'est la volonté délibérée de tuer un genre tout en faisant le maximum de fric. Car avant d'instaurer cette loi, on s'est livré dans les ministères à de très savants calculs d'apothicaires afin de faire apparaître clairement les économies réalisables par l'Etat dans son financement du cinéma classique. Derrière les justifications morales, il y a souvent des impératifs économiques. C'est une des caractéristiques de la censure.



Revenons à la période gaulliste, stricto sensu. On a le sentiment, à la lecture des actes d'interdiction, d'une censure multiforme, qui part dans tous les sens, mais à l'intérieur d'un carcan rigide qui n'éclatera qu'en mai 1968.

René Paulin : Oui, il est malaisé de distinguer une réelle cohérence. Tout est fonction de l'état de la société à un moment donné ; tout est aussi fonction des hommes et de gouvernements. Il y a ainsi la période de la guerre d'Algérie qui correspond à la mise en place d'une réglementation très sévère. Puis le carcan se relâche un peu jusqu'en 1965 pour mieux se durcir ensuite, après la réélection difficile de Gaulle face à François Mitterand. La majorité s'inquiète alors des premiers signes visibles de craquement dans le tissu économique, politique et social. 68, c'est vrai, n'est pas loin. Tout est en germe. Ce nouveau durcissement se traduit dans les chiffres : 15 interdictions totales sont décidées entre 1960 et 1966 pour 73 entre 1966 et 1971.

En fait, il n'y a pas à proprement parler de ligne de conduite claire. On a plutôt le sentiment d'une volonté de ne pas isoler les champs : le social, le politique, les mœurs. La censure attaque sous tous ses aspects : officiels (via la commission de contrôle) et officieux (via les lobbies, ou groupes de pression).

Parmi ces derniers, il y avait par exemple celui des parachutistes qui, ponctuellement, se mettait à briser les vitrines, à l'occasion de la sortie de tel ou tel film, et qui obtint l'interdiction du film de Laurent Heynemann, la Question, parce qu'il montrait l'armée française torturant une jeune Algérienne. Ce fut la même chose pour le Petit Soldat, dans lequel Godard tentait de parler de la désertion, de la torture, de la guerre d'Algérie et du FLN.

Autre lobby ponctuel, le SAC, le Service d'action civique, police parallèle très liée au mouvement gaulliste, qu'Yves Boisset présentait sous un jour peu favorable dans le Juge Fayard. Le SAC obtint que dans la bande-son un bip-bip sonore recouvre chaque mention verbale de son sigle. Dans les salles, l'effet hilarant était garanti : on aurait voulu montrer du doigt une censure explicite qu'on ne s'y serait pas pris autrement…

Il y a aussi, prévu par la loi, le délit d'offense à la personnalité du chef de l'Etat, qui fut l'occasion d'une centaine de condamnations sous la présidence du général de Gaulle, tous médias confondus. Claude Chabrol, rapporte Positif, voit ainsi son film Le tigre se parfume à la dynamite totalement interdit pour sadisme tant qu'il ne retire pas cette unique phrase : "Les dictatures de vieillards sont celles qui durent le plus longtemps." Une fois ces quelques mots supprimés, le film obtint son visa de contrôle.


Retour à l'ordre


Ne pourrait-on quand même pas discerner une cohérence, un fil rouge, entre toutes ces interdictions : celui d'une censure protéiforme mise au service de la stabilité du corps social. En somme, le maître-mot serait : "Pourvu que rien ne bouge " ?

René Paulin : C'est effectivement comme cela que tout fonctionne. On sent une réelle volonté d'encadrement. Ce qui définit la censure, c'est toujours la référence à la norme, et celle-ci est toujours calculée au nom d'une moyenne, d'une hypothétique France profonde, aussi mythique qu'illusoire. Et qui définit ces notions sinon les pouvoirs en place et les classes et groupes dominants ?

L'a-normal est toujours à éliminer, à cantonner dans un ghetto : celui du classé X, de l'interdiction faite aux mineurs d'âge, de l'interdiction globale. Tout le mécanisme réside dans cet énoncé simple.

Le film rouge est là, mais n'est jamais défini clairement : la censure ne s'avoue que rarement comme telle. Elle est hypocrite parce qu'elle se retranche derrière le nuage de fumée de la commission de contrôle. Une censure d'Etat, nette, sans failles, serait sans doute préférable, parce qu'au moins elle aurait le mérite de la clarté, de nous faire savoir ce qui est autorisé par un pouvoir donné et ce qui ne l'est pas. Une mesure de cette nature aurait en outre le privilège d'être très éclairante sur la nature des régimes en place. Ce serait la fin des faux-semblants.

Au lieu de quoi, on assiste sous le pouvoir gaulliste à la mise en place d'une commission de contrôle conçue comme un paravent, un bouclier. Car enfin, l'une des principales dispositions de la loi de1961, c'est quand même le caractère purement consultatif de ladite commission. le véritable pouvoir reste entre les mains du pouvoir politique. Le ministre de tutelle a toujours le loisir de passer outre les avis de la commission, qui n'est dès lors qu'une commission-postiche. C'est clairement ce qui s'est produit avec la Religieuse de Rivette. Malgré l'avis favorable de la commission, donné à deux reprises, le ministre Yvon Bourges a décidé l'interdiction. Dans ce cas précis, le rôle occulte d'Yvonne de Gaulle fut considérable. Elle fut la véritable cheville ouvrière souterraine de cette interdiction. La censure était venue d'en haut…



Existe-t-il de bonnes censures ?

René Paulin :
C'est difficile à dire. Sans doute, de tous les systèmes en usage, le meilleur est encore le système américain, qui considère la censure sous l'angle de l'information, remettant un avis quant au type de public que visent les films. Ce qui est sûr en revanche, c'est que je suis pour un système de clarté. Le système en vigueur en France n'est qu'un alibi derrière lequel se retranche le pouvoir, c'est une manière facile de ne jamais devoir dire les choses ou avouer les motifs d'une limitation à la liberté de choisir. Car en définitive, c'est bien de cela qu'il s'agit.

Le système français est hypocrite, parce qu'il se retranche derrière le paravent de la protection de l'enfance ou de l'adolescence, mais on peut très bien imaginer des parents désireux de faire voir tel film, interdit aux mineurs, à leurs enfants en vue d'un objectif pédagogique précis. Les adultes ne sont tout de même pas tous des abrutis, ils sont capables de voir ce qui paraît bon pour leurs enfants, sans que l'Etat ne vienne fourrer son nez là-dedans et se substituer à leur autorité.

Telle qu'elle est conçue en France, la censure est une limitation à l'exercice démocratique des responsabilités du citoyen, et ce n'est pas sain.